Militantisme et safe places dans le tattoo : entretien avec Louccia

dimanche 9 novembre 2025

Dans le tatouage, chaque geste est une prise de position. Pas seulement parce qu’il s’agit de marquer le corps, mais parce qu’on choisit aussi de marquer le monde, parfois malgré soi. Dans l’épisode avec Louccia, Ciel et Arthak, la discussion a dérivé naturellement vers cette zone grise où se croisent engagement politique, sécurité et commerce de proximité. Une question simple en apparence : jusqu’où peut-on afficher ses convictions dans un lieu de service, sans mettre en péril ni son équipe, ni sa clientèle, ni soi-même ?

Louccia le formule avec une sincérité désarmante :

« Je voulais mettre un drapeau, parce que je suis LGBT… mais j’ai peur qu’il arrive quelque chose. »

Ce dilemme, beaucoup de tatoueur·euses le vivent. L’envie de créer une safe place — un espace où chacun peut être soi, sans jugement — se heurte souvent à une peur légitime : celle du regard, du rejet ou pire, de la violence. Dans un commerce ouvert sur la rue, l’affichage militant devient un acte à double tranchant.

L’artisan face au monde : entre idéal et réalité

Le tatouage est à la fois art et service. On ne vend pas qu’une image, on offre une expérience intime. Comme le dit Ciel :

« On est sur une ligne très fine entre l’art et l’artisanat, entre expression et service à la personne. »

Afficher un drapeau, une phrase militante ou une affiche engagée, c’est affirmer des valeurs, mais aussi potentiellement fermer la porte à une partie de la clientèle. Louccia le reconnaît :

« Je n’ai pas envie de tatouer des fachos. Mais en même temps, j’ai un shop qui a pignon sur rue, avec des collègues, donc je ne peux pas faire tout et n’importe quoi. »

Cette tension entre authenticité et neutralité commerciale illustre le cœur du problème. Dans un monde idéal, chacun devrait pouvoir exprimer librement ses convictions. Dans la réalité, le tatoueur, comme tout artisan, dépend d’une clientèle hétérogène. L’équilibre se joue souvent entre valeurs personnelles et survie économique.

Safe place : symbole ou action ?

Le drapeau arc-en-ciel, dans ce contexte, devient plus qu’un tissu : c’est un signal de confiance. Il dit aux minorités : « ici, tu ne seras pas jugé·e ». Mais il dit aussi, parfois, à d’autres : « ici, tu n’es pas chez toi ». Et dans certaines rues, cette simple affirmation peut être perçue comme une provocation.

« J’ai envie que les gens voient que c’est une safe place, mais j’ai peur qu’il arrive quelque chose. »

Cette phrase, prononcée avec une pudeur qui trahit la peur derrière la conviction, résume parfaitement le dilemme du militant dans l’espace public. L’acte symbolique devient un risque concret. Et pourtant, le silence, lui, est une forme de renoncement.

Arthak résume la contradiction avec une forme de fatalisme lucide :

« Pète-moi la vitrine si tu veux, ça en dira tellement plus sur toi que sur moi. »

Il y a, dans cette réponse, la posture de l’artiste qui assume que chaque création, chaque prise de parole, est politique. Qu’on le veuille ou non, ne rien afficher, c’est déjà un choix. Et c’est peut-être là le plus grand paradoxe du militantisme dans le service : vouloir accueillir tout le monde, tout en affirmant qu’on ne tolérera pas tout.

Les réseaux : la continuité du combat

Cette ambivalence se retrouve aussi en ligne. Louccia confie :

« Je suis carrément moins militante sur mon réseau pro que perso. »

Elle partage parfois des pétitions, soutient des causes, mais toujours avec retenue. Par peur d’ennuyer, de diviser, ou simplement de ne pas être légitime. Car derrière l’engagement public se cache la peur du jugement, y compris au sein de sa propre communauté.

Ciel ajoute :

« Quand tu es militant, tu dois avoir la pureté militante… si tu fais un truc pas parfait, on te tombe dessus. »

Être visible, c’est s’exposer. Être engagé, c’est se soumettre à un examen permanent. Dans un monde saturé d’opinions, chaque mot devient un terrain miné. Beaucoup choisissent alors le silence, non par indifférence, mais par épuisement moral.

Arthak, lui, a choisi la nuance : il a ajouté ses pronoms dans sa bio, sans en faire une bannière.

« J’ai pas envie de rentrer dans des conversations, j’ai juste pas l’énergie. »

Le geste est discret, mais symbolique. Une manière de dire « je suis là » sans avoir à se justifier. Et peut-être est-ce là une forme de militantisme moderne : la cohérence plutôt que la performance, le respect plutôt que la revendication.

Quand le militantisme devient un luxe

Le débat prend une autre dimension quand il s’agit de sécurité et de contexte économique. Dans un métier où la précarité reste forte, où chaque rendez-vous compte, le militantisme peut sembler un privilège réservé à ceux qui ont déjà la stabilité nécessaire pour en assumer les conséquences.

Louccia le dit sans détour :

« Si c’était que moi, j’afficherais tout. Mais je dois aussi protéger les autres. »

Cette phrase résonne particulièrement fort dans les métiers de service : on n’agit jamais seul. Derrière un salon, il y a des collègues, une clientèle, des proches. Et le courage individuel ne suffit pas toujours à garantir la sécurité collective.

Le militantisme devient alors un acte d’équilibre, un entre-deux fragile entre conviction et prudence. On choisit ses batailles, ses moments, ses mots. On fait passer le message autrement — dans la manière d’accueillir, d’écouter, de tatouer. Car parfois, le plus politique des gestes, c’est la bienveillance.

L’espace du corps, l’espace du monde

Tatouer, c’est déjà revendiquer une liberté : celle d’habiter son corps comme on l’entend. Dans ce sens, chaque tatoueur·euse est déjà un peu militant·e. Louccia, Ciel et Arthak partagent cette vision d’un tatouage comme territoire d’émancipation.

« On peut pas faire d’art sans être politique. »

Cette phrase, dite presque comme une évidence, condense tout le propos. Le tatouage, parce qu’il touche au corps, porte forcément les stigmates du social : genre, classe, orientation, culture. Le salon devient un microcosme du monde, avec ses tensions, ses espoirs, ses contradictions.

Créer une safe place, ce n’est donc pas seulement accrocher un drapeau, mais construire un espace de respect actif. C’est refuser les propos discriminants, écouter les vécus, ajuster ses mots, adapter sa communication. C’est faire de la pédagogie sans prosélytisme, de l’accueil sans tri sélectif.

L’art du compromis lucide

Au fond, cet épisode révèle une maturité collective : celle d’une génération d’artistes qui ne cherchent plus à être parfaits, mais cohérents. Qui assument leurs contradictions, leurs limites, leur fatigue.

« Je vis avec mes contradictions. On est des êtres de paradoxe. » — Arthak

Le militantisme n’est pas toujours un cri, parfois c’est un murmure constant : une éthique du quotidien, un soin porté à l’autre. Et dans un monde où tout semble cris, hashtags et slogans, ce murmure vaut parfois plus qu’une bannière.

Dans un commerce de service, être militant, c’est avant tout refuser la neutralité de façade. C’est faire le choix de la bienveillance, même quand elle est risquée. C’est tendre un drapeau invisible, celui du respect.

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