Lors de notre entretien avec Alice Gateaux pour le podcast Cellophane et Vaseline, nous avons questionné la place du tatouage dans une société traversée par le capitalisme, la quête de sens et la décroissance. Ensemble, nous avons exploré la valeur du geste manuel, les paradoxes du travail artistique et la manière dont le corps, l’encre et le temps deviennent aujourd’hui des terrains de résistance douce.
La valeur de notre pratique artisannale
« Augmente tes prix, et tu auras plus de respect. »
Cette phrase, partagée par Alice Gateaux dans notre échange, résonne comme un écho dans les ateliers, les studios et les esprits de nombreux artisans indépendants.
Dans le monde du tatouage, le prix dépasse la simple transaction. Il devient l’expression d’une valeur immatérielle : le temps, la précision, la charge mentale et la part d’âme investie dans chaque trait. Comme le rappelle Richard Sennett dans The Craftsman (2008), « l’artisanat repose sur un désir durable de bien faire les choses pour elles-mêmes ».
Pourtant, face à l’hyperproductivité et à la culture des plateformes, le geste lent — celui du dessin sur papier, du tracé à main levée — devient presque un acte d’insoumission.
« Je veux juste dessiner sur papier », confie Alice. « Sur Procreate, tout le monde a le même coup de crayon. »
C’est un retour à la singularité, à la matière, à la main.
Festivals gratuits… mais pas pour les artistes
Arthak évoque une scène répétée à l’infini : un organisateur de festival invite des tatoueurs, mais refuse qu’ils soient rémunérés. « On nous a dit : on ne voulait pas qu’il fasse payer ses tatouages. »
Pendant ce temps, les musiciens, eux, touchaient leur cachet.
Ce paradoxe illustre une dérive contemporaine : sous couvert d’idéaux “anti-capitalistes” ou de “communauté”, on en vient souvent à invisibiliser le travail manuel et créatif. Comme le souligne Silvia Federici dans Le capitalisme patriarcal (2019), certaines formes de “travail par passion” renforcent les inégalités : quand la passion ne nourrit plus, elle devient exploitation.
Arthak le dit doucement mais fermement : « Les seuls qui gagnent de l’argent, ce sont les cachets des musiciens. Les tatoueurs, nous, on fait ça par passion — sauf qu’un jour, la passion, elle a faim. »
Décroissance et santé mentale
Dans le tatouage, la décroissance n’est pas qu’une posture économique : c’est une philosophie du rythme.
« Avant, j’étais stressée d’avoir peu de rendez-vous. Maintenant, j’apprends à être OK avec ça. »
Cette réflexion rejoint celle d’Ivan Illich dans La convivialité (1973) : trouver la juste mesure entre le faire et le vivre, entre la production et la présence.
Apprendre à vivre le vide comme un espace fertile — c’est un geste politique dans une société obsédée par le rendement.
Travailler moins, c’est parfois mieux écouter. Mieux dessiner. Mieux exister.
Le tatouage devient alors une pratique de la lenteur : un atelier de résistance douce, un espace où la main reprend son statut de prolongement du corps et non d’outil de performance.
Le tatouage militant : corps, écologie et politique du quotidien
Le corps tatoué est un manifeste.
Il raconte, parfois sans mots, une histoire personnelle et une prise de position collective.
Dans une ère de flux numériques et d’images infiniment reproductibles, l’encre dans la peau devient une forme d'engagement durable.
Certains se réapproprient leur corps à travers le tatouage, d’autres le voient comme un acte écologique : substituer à la consommation d’objets un art qui ne s’use pas.
Pour Alice, refuser les médiums numériques ou la standardisation des styles, c’est aussi un geste écologique.
« Je suis une vieille con, j’aime le papier », dit-elle avec humour.
Ce choix s’inscrit dans la philosophie de la décroissance : ralentir, réhabiter le tangible, refuser la dématérialisation intégrale du geste créatif.
Les jeux de société et le dessin : recréer du lien
Entre deux réflexions sur la société, Alice parle aussi de Scrabble, de Saboteur, de soirées de jeux qui renouent avec la convivialité.
Le lien entre dessin et jeu n’est pas anecdotique : les deux mobilisent une créativité partagée, une mémoire du collectif.
Ces moments, souvent banals, incarnent l’essence du lien humain : la création commune, la lenteur volontaire, la joie simple d’être ensemble.
Dans un monde saturé d’écrans, ces pratiques artisanales et ludiques deviennent de petits espaces d’écologie relationnelle.
En conclusion
Le parcours d’Alice Gateaux nous rappelle que le tatouage n’est pas qu’un art corporel : c’est un manifeste du geste.
Travailler avec ses mains, c’est ralentir le monde — mais aussi lui redonner une respiration.
Le tatouage, comme beaucoup de pratiques artisanales, nous invite à repenser ce que vaut un travail bien fait, à désapprendre la vitesse, à retrouver la beauté de l’utilité sensible.
Et si la véritable décroissance commençait là : dans la façon de tracer un trait, de rencontrer un regard, ou simplement de s’autoriser à ne rien produire — lentement, ensemble.
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→ Invitée régulière du Studio Pixel, Grenoble & Paris
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